François,
Tu m’avais demandé, lorsque je t’ai visité la dernière fois, la date du Mercredi des Cendres. Je ne savais pas que c’était un peu pour toi un des derniers buts que tu t’étais fixés, pour ainsi dire, dans cette tension entre ta lutte contre la maladie et le désir de la rencontre avec ton Seigneur que tu attendais. Tu as reçu les cendres le matin et tu es parti le soir, ayant signifié ton désir de retourner vers le Seigneur, mais cette fois, de façon définitive.Les lectures que nous avons choisies disent quelque chose de ce qui t’a habité depuis tes longues années en Inde, où tu as appris à connaître, à aimer et à servir le peuple du Tamil Nadu, comme tu le ferais pour Jésus ton Seigneur. Et ton passage moins long à Maurice, mais de plus d’un quart de siècle quand même, tout en élargissant le cadre culturel de ta mission, ne t’a pas fait oublier ce monde indien, comme tu l’avais si bien exprimé lors du repas pour ton jubilé l’an dernier. Et tu t’es exprimé devant le Provincial jésuite du Maduré, cet invité d’honneur qui avait été ton élève dans le passé, et qui est venu spécialement à ta demande.
En effet, tu y redisais toute l’affection que tu portais à ce peuple, dans un cri du cœur qui était en même temps une sorte de testament, en souhaitant que nous, à Maurice, progressions sur la voie d’une meilleure compréhension mutuelle entre chrétiens et hindous, et ce, pour le bien de tous. Et c’est bien vrai, nous sommes encore loin, d’un côté comme de l’autre, à avoir ce regard purifié sur l’autre, surtout quand l’autre est d’une autre religion, ce regard purifié que tu as pu acquérir après tes longues années en Inde.
Siméon a attendu de longues années avant d’avoir ce regard, avant de voir le salut, en celui qui devait être la lumière des nations et la gloire d’Israël. Ce n’est sans doute pas facile de reconnaître tout cela dans le petit enfant tenu par ses parents venus pour l’accomplissement d’un rite religieux particulier. Je ne sais combien de temps tu as mis pour comprendre ce qui peut habiter un hindou dans ses exercices ascétiques, mais je sais que tu en mesurais le sérieux et la sincérité, d’ailleurs souhaitant aux chrétiens le même sérieux dans une pratique devenue un peu trop « symbolique », c’est-à-dire sans beaucoup de consistance.
Ton regard bienveillant sur les pratiquants de l’hindouisme, pour y découvrir les vraies richesses humaines et religieuses des gens dits simples, continuera à nous interroger sur nos propres compartimentages religieux ou ethniques, pour ne pas briser le roseau qui fléchit ou éteindre la mèche qui faiblit, et pour proclamer le droit en vérité.
François, tu n’avais exprimé qu’un souhait à proprement parler : c’est le chant du Magnificat. De ce chant, je retiens certains mots qui t’ont certainement habité : Il élève les humbles, il comble de biens les affamés. Sinon, comment comprendre que tu aies pu manger cinquante mangues d’affilée, sans interruption, même pour quelqu’un qui aime ce fruit délicieux ? Tu l’as fait pour gagner un pari, avoir une somme conséquente pour la construction de maisonnettes pour les pauvres. Ce n’est peut-être pas tout à fait la même chose que de faire sortir quelqu’un de prison, mais cela ne doit pas en être très loin.
Tu ne demandais pas souvent de « faveurs ». Pour la venue du Père Sebastiraj à l’occasion du jubilé de l’année dernière, le Père Steves a dû patiemment user de toutes les astuces, dont les supérieurs de la Compagnie ont le secret et sans doute la grâce d’état, afin de deviner tes désirs secrets et de pouvoir les réaliser… Et ce n’est que tout récemment que tes neveu et nièce sont venus te rencontrer, à ta demande laconique « Et alors, quand est-ce que vous venez me voir ? », car tu sentais sans doute que ton départ définitif était pour très bientôt.
Ta maladie t’a fait souffrir, et nous n’avons sans doute pas tout compris, puisque, d’une part, seul celui qui souffre sait de quoi il parle, et d’autre part, nous n’avons découvert ce dont tu souffrais exactement que relativement tard. Sans doute en as-tu souffert encore plus pour ces raisons. De toute manière, notre communauté entière t’en demande pardon, en t’assurant de nos prières fraternelles, et en comptant sur les tiennes, notamment pour la purification de notre regard sur l’autre.
François, tu aimais rajouter « Alléluia ! Alléluia ! » à la fin de toute prière, sans pour autant appartenir officiellement à quelque groupe de Renouveau charismatique. Nous n’avons pu utiliser cette acclamation dans notre célébration d’adieu, puisque nous sommes en période de carême, et que nous appartenons encore à ce monde. Mais là où tu es, tu n’as plus ce genre de contrainte, tu peux donner libre cours à tes cris de joie, car tu es maintenant dans la vraie joie, celle de ton Seigneur.
Georges Cheung sj
Amen! De tout coeur avec vous.