Une chose est sûre : Jean-Paul II et Benoît XVI ont chacun fait face à un monde différent, avec deux personnalités différentes. Le point avec le père Jean-Maurice Labour.
Rappelons-nous. Jean-Paul II devient pape en 1978. Dans ces années 70 qui préparent son arrivée, l’Europe est déjà déchristianisée mais l’Église catholique apparaît encore puissante dans certains pays comme l’Irlande, l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, l’Italie, le Portugal, la Belgique et la Pologne. L’Amérique du Sud apparaît comme majoritairement catholique et le phénomène des sectes n’est pas encore manifeste. Le monde occidental est mobilisé par la guerre froide qui va connaître sa fin avec la chute de l’Empire soviétique et la destruction du mur de Berlin. L’affrontement entre les deux modèles capitaliste et marxiste mobilise la pensée politique et sociale aussi bien en Occident que dans les pays du tiers-monde qui, après avoir accédé à l’indépendance dans les années 60, sont en train de se construire en choisissant leur camp : capitalisme à l’occidentale ou communisme à la soviétique et ses satellites. Jean-Paul II qui a souffert du monde communiste dans sa Pologne natale, avec une personnalité médiatique hors du commun, sera un artisan de la chute du monde communiste et de la dévaluation du marxisme. Il rayonnera à travers le monde de par son charisme médiatique. Par ses voyages et les Journées mondiales de la jeunesse, il rayonne sur le monde entier. L’attentat qui
a failli lui prendre la vie contribue à lui donner une aura. L’Église est forte : son image dans le monde est bonne. Elle prend des initiatives.
Par contraste, le monde dans lequel entre Benoît XVI est fort différent.
À 78 ans, au moment où toute personne rêve de vivre une retraite bien méritée, le cardinal Ratzinger se voit projeté au-devant de la scène d’une Église qui aura à affronter bien des crises. Tant et si bien qu’il dit avoir senti tomber le couperet de la guillotine. Nous reproduisons une analyse de Jean Mercier qui nous semble particulièrement éclairante pour comprendre le pontificat de Benoît XVI, au moment de son départ volontaire.
Lorsque le cardinal Ratzinger devient pape, l’Église catholique n’a plus l’influence dont elle jouissait sur les valeurs communes comme le montre la multiplication des lois qui entrent frontalement en conflit avec son éthique à partir des années 75-80, comme celle sur le mariage homosexuel. La crise de la pédophilie lui a fait perdre un important crédit en particulier dans les pays anglo-saxons et germaniques. L’explosion du pentecôtisme a fortement relativisé la présence catholique en Amérique latine. Par ailleurs, les mutations idéologiques au sein de l’islam ont entraîné la multiplication des conflits où le christianisme est pris à partie ou mis à l’épreuve d’une radicalisation des musulmans. Tout se passe comme si le christianisme se retrouvait au confluent de trois phénomènes. Une apostasie majeure dans les pays européens, une pression jusque-là inédite des valeurs libérales en matière de mœurs et d’économie, la concurrence de l’islam et du pentecôtisme.
Une conscience nouvelle
Avec la déchristianisation de l’Europe, Benoît XVI a inscrit son pontificat dans un catholicisme promu comme contre-culture. Une vision politique où le christianisme doit s’opposer à l’opinion commune. Dans ce contexte, Benoît XVI est celui qui, au timon d’une barque secouée comme jamais, tâche de donner du sens. Il convenait sans doute que cet homme à l’allure humble soit l’interprète de la nouvelle situation de déclassement qui est celle du catholicisme européen dans la décennie 2010-2020.
Pour faire face, Benoît XVI théorise le concept de « minorité créative », en particulier dans l’avion qui le conduit en République Tchèque, le 26 septembre 2009, pays où l’Église est devenue ultra minoritaire pendant l’ère communiste : « Ce sont les minorités créatives qui déterminent l’avenir. En ce sens, l’Église catholique doit être vue comme une minorité créative possédant un héritage de valeurs qui ne sont pas des choses du passé mais une réalité très vivante et actuelle. » Dans un certain nombre de pays, l’Église catholique est dans une phase de transition « culturelle » qui l’oblige à ne plus se penser comme « la » puissance de référence, mais comme une minorité parmi d’autres, au milieu d’autres acteurs du sens. Ce qui n’empêche pas son rayonnement, sous une forme certes contre-culturelle.
Après avoir été la colonne vertébrale de la société (en particulier en Belgique, en Autriche, au Québec, en Pologne, en Italie, Portugal et Espagne), c’est-à-dire la puissance idéologique qui sous-tendait les comportements sociaux, l’Église catholique retrouve une chance d’exister pour elle-même, dégagée de la tentation du constantinisme, et cette fois, à contre-courant de la nouvelle doxa sociale issue du pacte conclu entre le libéralisme débridé et la sécularisation galopante. C’est donc sous le pontificat de Benoît XVI que s’affine une conscience nouvelle que le catholicisme est une sorte de contre-culture plus que la contre société dont rêvent les nostalgiques de la chrétienté tentés par l’intégrisme.
Dans un livre d’entretiens paru au milieu des années 90 (Le Sel de la Terre), Ratzinger affirme : « J’avais prévu que l’Église deviendrait petite, que ce serait un jour une Église des minorités, qu’ensuite elle ne pourrait plus subsister dans ses grand espaces, ses vastes organisations, mais devrait s’organiser de manière plus modeste. (…) L’Église ressemblera moins aux grandes sociétés, elle sera davantage l’Église des minorités, elle se perpétuera dans de petits cercles vivants, où des gens convaincus et croyants agiront selon leur foi. Mais c’est précisément ainsi qu’elle redeviendra sel de la terre. L’Église peut précisément être moderne en étant antimoderne, en s’opposant à l’opinion commune. À l’Église incombe un rôle de contradiction prophétique et elle doit en avoir le courage. »
Du pain sur la planche !
Dans son voyage en Allemagne de septembre 2011, le pape reprend le thème de la sécularisation, dénonçant une « Église qui s’installe dans ce monde, devient autosuffisante et s’adapte aux critères du monde. Elle donne ainsi à l’organisation et à l’institutionnalisation une importance plus grande que son appel à l’ouverture ». Le pape explique que les vagues de sécularisation ont purifié l’Église en l’obligeant à descendre de son piédestal, à perdre aussi ses richesses. « Libérée de son fardeau matériel et politique, l’Église peut se consacrer mieux, et de manière vraiment chrétienne, au monde entier, et s’ouvrir au monde ». Le pape prononce ici une parole qui va bien au-delà de l’Allemagne, mais qui s’adresse à tous les pays où le catholicisme s’est trouvé déclassé : l’abandon de la position de pouvoir permet mieux la capacité prophétique.
En écho à cette situation d’un christianisme minoritaire mais prophétique, Benoît XVI axera une grande partie de son pontificat à la question de la liberté religieuse, thème qui revient dans de nombreux discours du pontificat et dans la plupart de ses voyages dans des pays où le christianisme est en situation difficile, que ce soit dans des pays à idéologie athée (Cuba) ou des pays où l’islam est la religion majoritaire. Il consacrera l’un de ses messages pour la paix (1er janvier 2011) à ce thème, dans un long texte qui a l’ampleur d’une encyclique.
« La liberté religieuse n’est pas le patrimoine exclusif des croyants, mais de la famille tout entière des peuples de la terre. C’est l’élément incontournable d’un État de droit ; on ne peut pas la nier sans porter atteinte en même temps à tous les droits et aux libertés fondamentales, puisqu’elle en est la synthèse et le sommet. Elle est le ‘papier tournesol’ qui permet de vérifier le respect de tous les autres droits humains ».
Pour le pape, il n’y a pas de démocratie sans prise en compte de la transcendance : « La société elle-même, en tant qu’expression de la personne et de l’ensemble de ses dimensions constitutives, doit donc vivre et s’organiser en sorte de favoriser l’ouverture à la transcendance. C’est précisément pour cela que les lois et les institutions d’une société ne peuvent pas être configurées en ignorant la dimension religieuse des citoyens ou au point d’en faire totalement abstraction. (…) Lorsque l’ordonnancement juridique, à tous les niveaux, national et international, permet ou tolère le fanatisme religieux ou antireligieux, il manque à sa mission même qui est de protéger et de promouvoir la justice et le droit de chacun. »
Pour Benoît XVI, la liberté religieuse évite à la société de tomber « sous la coupe des idoles, des biens contingents transformés en absolus » et de « totalitarismes politiques et idéologiques qui donnent une place exagérée au pouvoir public, tandis que les libertés de conscience, de pensée et de religion sont humiliées ou jugulées, comme si elles pouvaient lui faire concurrence ».
Le propos du pape s’insère alors dans une perspective plus vaste, celle d’une vision politique, selon laquelle la religion, et le christianisme en particulier, est une instance minoritaire qui, si elle renonce à sa prétention à régenter la société, n’abdique aucunement sa fonction prophétique, quitte à provoquer l’hostilité : « La foi chrétienne est toujours pour l’homme un scandale et pas seulement en notre temps. »
Du pain sur la planche pour le prochain pape !
Père J.- M. Labour
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