Introduction : « C’est aujourd’hui que s’accomplit à vos oreilles cette parole de l’Ecriture » (Lc 4, 21).
Au moment où il quittait sa vie tranquille de charpentier à Nazareth, et se lançait dans un ministère public risqué, Jésus a été tenté par le diable. Celui-ci lui proposait différentes manières de contourner les exigences de sa mission tout en prétendant lui être fidèle.
Jésus a résisté à ces tentations en s’accrochant à la Parole de Dieu ; non pas seulement de manière intellectuelle, en acceptant ce qu’elle lui disait, mais de manière existentielle, en laissant cette parole « s’accomplir en lui », i.e., en se laissant personnellement vivifier, transformer par elle. Jésus a accompli fidèlement sa mission en laissant s’accomplir en lui la parole de Dieu qui le concernait. Marie, elle aussi, a accompli sa mission de Mère du Sauveur à partir du moment où elle a « cru en l’accomplissement de la parole qui lui a été dite de la part du Seigneur » (Lc 1, 45).
Aujourd’hui, au moment où la pénurie de prêtres secoue notre presbyterium, et que l’Eglise, dans son ensemble, est secouée par le scandale de la pédophilie, saurons-nous nous aussi nous accrocher à la Parole de Dieu et la laisser s’accomplir en nous ? En ce Jeudi Saint, la Parole de Dieu s’exprime dans un geste simple : le lavement des pieds.
- 1. Dans quel contexte Jésus a-t-il lavé les pieds de ses disciples ?
Plus Jésus avance dans son ministère public, plus il voit que le rêve qu’il avait eu se lançant dans ce ministère ne se réalise pas. Les autorités religieuses s’opposent à lui dès le début (cf. Lc 6, 3). Des membres de sa famille sont inquiets et veulent le faire revenir à Nazareth (Mc 3). Quant à ses disciples, ils ne comprennent pas où il veut en venir. Braqués sur leur folle espérance de voir Jésus libérer Israël du joug des Romains, ils ne comprennent pas pourquoi Jésus insiste pour garder un profil si bas. Ils entendent bien Jésus parler de sa mort et de sa résurrection mais ils sont choqués et ont peur de l’interroger.
Est-ce pour cela qu’un jour, Jésus pleura sur Jérusalem en disant « Ah, si toi aussi en ce jour tu avais compris le message de paix. Mais il est demeuré caché à tes yeux ». (Lc 19, 41-42). Est-ce pour cela que, quelque temps auparavant, il avait dit : « Jérusalem, Jérusalem combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble sa couvée sous ses ailes… et vous n’avez pas voulu ! » (Lc 13, 34).
Le dernier soir avant la mort de Jésus, le désarroi est grand au sein du groupe des disciples. Judas, déçu ou scandalisé, va le vendre. Pierre, pris de panique, va se désolidariser. Les dix autres déboussolés, vont se sauver. Jésus reste seul et assiste comme impuissant à l’éclatement de sa communauté. Pas étonnant que Jésus soit pris d’angoisse: « mon âme est triste à en mourir. » Pas étonnant que dans cette grande solitude, Jésus doive mener un combat spirituel – une véritable agonie. « Père ! Tout est possible : éloigne de moi cette coupe ; pourtant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! » (Mc 14, 36).
En ce soir où tout s’écroule, en ce soir de grande solitude, conscient cependant que « Dieu avait tout remis entre ses mains, qu’il venait de Dieu et retournait à Dieu » (Jn 13, 3), Jésus, avec une simplicité déconcertante, lave les pieds des membres de sa communauté, et les invite à se laver les pieds les uns les autres (Jn 13, 14-15). Un peu plus tard, il leur dira dans le même souffle : « Je vous donne un commandement nouveau, vous aimer les uns les autres ; comme je vous ai aimés, aimez vous les uns les autres » (Jn 13, 34).
A travers ce geste et ces paroles bien connues, Jésus insiste sur une chose : la réciprocité. Le lavement des pieds doit être mutuel : tous doivent laver et se laisser laver. L’amour doit être mutuel : tous sont appelés à aimer et à se laisser aimer. Le service et l’amour ne descendent pas de haut en bas par des degrés hiérarchiques. Le service et l’amour circulent plutôt dans le cercle de la communauté où tous sont au même niveau, où chacun a quelque chose à apporter et quelque chose à recevoir. Et Celui qui se tient au milieu du cercle, le tablier noué autour des reins est la source de ce que chacun est appelé à donner et à recevoir.
Ce testament de Jésus, cet appel au service mutuel, à l’amour mutuel, est la parole que Jésus voudrait voir s’accomplir en nous aujourd’hui.
- 2. Jésus insiste que nous devons nous aimez les uns les autres comme il nous a aimés, que nous devons nous laver les pieds les uns les autres comme il l’a fait pour nous. Comment Jésus nous a-t-il aimés ce soir là ? Je relève trois marques originales de sa manière d’aimer.
2.1. Jésus nous aime comme nous sommes et non pas parce que nous le méritons. Il nous aime gratuitement. Jésus ne sélectionne pas ses disciples selon le critère de la méritocratie. Les apôtres qu’il a choisis ne sont pas meilleurs ou plus capables que d’autres. Jésus a lavé les pieds de tous ses apôtres, indépendamment de leur mérite personnel. Il n’a pas exclu Judas qui devait le trahir, ni Pierre qui devait le renier. Jésus aime ses apôtres simplement parce que ce sont ceux que son Père lui a donnés. Il les a aimés comme ils étaient, avec leurs défauts, comme par exemple, leur tendance à se quereller pour savoir qui était le plus grand ; avec leurs limites comme leur esprit bouché, lent à comprendre, et encore plus lent à croire. Jésus nous accueille aujourd’hui de la même manière ; il nous prend comme nous sommes, avec nos défauts, nos faiblesses, nos limites ; il nous traite avec bonté, comme des frères et des sœurs que son Père lui donne. C’est comme cela que nous sommes appelés à nous aimer les uns les autres.
a) Lorsque nous avons réfléchi ensemble, entre prêtres, à partir de l’épreuve des départs, de la maladie et du vieillissement de plusieurs d’entre nous, nous nous sommes interrogés d’abord, non pas sur ce qu’il y avait à faire, mais sur les conversions que nous étions appelés à vivre. J’ai beaucoup apprécié cette approche qui m’a permis de me remettre en question moi-même. Il m’a semblé que mon chemin de conversion à moi me conduisait à passer d’une trop grande insistance sur la bonne organisation de l’Eglise, sur les orientations à mettre en œuvre, les projets à lancer, à une plus grande proximité avec mes frères prêtres. Passer d’un souci pour l’efficacité dans le travail, à une plus grande attention pour ce que vivent les prêtres. En d’autres termes, passer d’un style d’autorité plus axée sur les défis à relever à une autorité plus respectueuse des personnes, de leurs « charismes » à promouvoir et de leurs limites à reconnaître.
J’ai senti que j’avais comme un saut à faire dans la foi : faire confiance à la fécondité long terme qui nous est donnée quand nous aimons gratuitement, et renoncer à chercher des résultats trop rapides qui nous flattent. Comme me disait un ami « si tu aimes trop la mission et cherches trop à être efficace, tu te serviras des personnes ; mais si tu aimes d’abord les personnes, la mission portera du fruit indépendamment de toi ».N’est-ce pas cela que Jésus nous enseigne en ce dernier repas lorsqu’il insiste sur le service mutuel ?
b) Les prêtres aussi ce jour-là se sont sentis interpellés dans le même sens. Ils disaient que, dans leur relation avec les laïcs, ils étaient appelés à passer de ce souci de la performance à une plus grande attention, un plus grand respect des personnes qui nous sont données comme collaborateurs/trices ; passer d’un désir de « faire pour » avec efficacité à une manière de « faire avec », plus lente mais plus féconde, en accompagnant les personnes et en étant attentifs à leur croissance spirituelle.
Les prêtres se sont aussi laissés interpellés par la solitude que peuvent vivre certains d’entre nous, non seulement ceux qui vivent seuls, mais aussi ceux qui vivent une solitude en portant seuls la responsabilité pastorale de la paroisse. Nous nous sentons appelés à vivre une relation plus gratuite, plus amicale entre confrères, afin de mieux nous soutenir mutuellement en ces temps difficile. Par ailleurs, les prêtres reconnaissent qu’ils ne doivent pas s’isoler mais se laisser soutenir par des fidèles laïcs, afin de porter ensemble la mission de la paroisse.
c) Enfin, les laïcs aussi peuvent être remis en question par cette parole du Christ. Pourront-ils eux aussi aimer le prêtre qui leur est donné comme il est ? Si les laïcs aiment leur prêtre uniquement parce qu’il prêche bien, anime bien, organise bien sa paroisse, cela peut le flatter, mais est-ce là vraiment le soutien dont il a le plus besoin ? Apprécier, c’est une chose ; aimer c’est autre chose. Nous devons aimer nos prêtres non pas à cause de leur performance mais pour ce qu’ils représentent, ils nous sont envoyés par le Christ ; ils nous sont donnés. Aimer le prêtre qui nous est donné c’est l’accueillir comme il est avec ses limites et accepter de faire un chemin avec lui.
2.2. Jésus nous aime dans la vérité
a) Au dernier repas, tout en aimant jusqu’au bout ceux que son Père lui a donnés, Jésus n’hésite pas à leur dire aussi la vérité.
Avant que Judas trahisse, Jésus « troublé dans son esprit » déclare : « En vérité en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera » (Jn 13, 21).
Avant que Pierre renie, Jésus réagit à ses grandes déclarations de fidélité en lui disant « Tu donneras ta vie pour moi ? En vérité, en vérité je te le dis, le coq ne chantera pas que tu m’aies renié trois fois » (Jn 13, 38).
Avant que les autres apôtres l’abandonnent et se dispersent, Jésus réagit à leurs grandes déclarations de foi en leur disant « Vous croyez à présent ? Voici venir l’heure – et elle est venue – où vous serez dispersés chacun de votre côté et me laisserez seul » (Jn 16, 31-32).
Nous pouvons avoir l’impression que cette manière de dire la vérité carrément est incompatible avec l’amour de Jésus pour ses disciples. Mais, en fait, n’est-ce pas plutôt parce qu’il les aime « en vérité », que Jésus peut leur parler « en vérité » de leur faiblesse sans les détruire ? N’est-ce pas une façon de leur montrer que son amour pour eux ne dépend pas de leur performance et qu’il peut continuer à les aimer malgré leurs fautes ?
De plus, en leur disant la vérité avec amour, ne leur ouvre-t-il pas un chemin de libération ? Il est vrai que Jésus prend le risque de les décourager. Mais Jésus n’a pas peur de la vérité parce que la vérité qu’il leur dit est à la fois la vérité de son amour gratuit, fidèle, et la vérité de leur faiblesse qui a besoin de sa miséricorde pour se relever. Il sait que cette vérité dite avec amour nous rend libres.
b) Dans la famille qu’est l’Eglise, aurons-nous le courage de pratiquer comme Jésus, « l’amour dans la vérité » ? Saurons-nous dépasser nos peurs et apprendre à nous dire mutuellement la vérité avec respect et affection ? Le Pape Benoît XVI nous y invite dans sa dernière Encyclique qui s’intitule justement « Amour dans la Vérité ».
– Chers fidèles laïcs, je sais que vous aimez vos prêtres et que vous leur faites confiance. Je suis infiniment reconnaissant pour ce soutien que vous nous accordez et qui nous est précieux. Nous avons aussi besoin de votre franchise. N’hésitez pas à nous dire la vérité fraternellement. Je ne vous dis pas d’aller critiquer les prêtres « en général » dans les journaux ou sur les ondes ; je ne vous dis pas d’aller rapporter les prêtres à l’évêque, je ne vous dis pas de répandre des rumeurs ; ni d’écrire des lettres anonymes. Tout cela ne construit pas l’Eglise. Mais si vous remarquez quelque chose qui ne va pas, allez trouver la personne concernée et dites lui avec amitié, comme à un frère ce que vous voyez, ce que vous pensez devoir lui dire. Je sais que déjà plusieurs d’entre vous le font avec délicatesse, et je leur suis infiniment reconnaissant. En cette année du sacerdoce, prions pour que notre attitude envers les prêtres soit franche et fraternelle que nous n’ayons pas peur de dire la vérité de telle manière qu’elle soit libérante.
– Chers frères prêtres, nous aussi devons avoir le courage d’aimer nos fidèles dans la vérité. Nous aussi sommes tentés parfois d’interpeller en parlant en général ce qui ne construit pas. La vérité difficile que nous avons à dire quelque fois ne sera entendue que dans la mesure où les gens sentiront que c’est par amour que nous cherchons à faire la vérité. J’ai remarqué que lors d’un conflit entre un prêtre et des laïcs, quand les personnes concernées acceptent de s’assoir et de parler franchement et calmement, ce peut être pour nous l’occasion de grandir ensemble. Quand une personne se sent respectée, le terrain est préparé pour que la vérité que nous devons lui dire puisse porter du fruit.
2.3. Jésus nous aime avec patience et nous confie à l’Esprit.
Même si Jésus avait aimé ses disciples gratuitement, même s’il leur avait dit la vérité avec beaucoup d’amour, humainement parlant, il n’a pas réussi à empêcher que sa communauté éclate en ce Jeudi Saint au soir. Devant cet échec, comment Jésus réagit ?
a) D’abord il fait preuve d’une patience extraordinaire. Par exemple, à Pierre qui refuse qu’il lui lave les pieds, Jésus dit : « ce que je fais, tu ne le sais pas à présent ; par la suite tu comprendras » (Jn 13, 7). Ou encore, quand Pierre veut savoir où il va et insiste pour qu’il le suive tout de suite, Jésus dit « Où je vais tu ne peux pas me suivre maintenant ; mais tu me suivras plus tard » (Jn 13, 36).
Jésus sait que les apôtres ont besoin de temps pour assumer le scandale de sa mort, qu’ils doivent cheminer longtemps avant de découvrir dans cette mort l’expression d’un amour disposé à aller jusqu’à donner sa vie. Il est disposé à attendre avec patience même au-delà de la mort. Il est disposé à souffrir pour ceux qu’il aime.
b) La patience de Jésus est alimentée par sa confiance en l’Esprit Saint à qui il confie ses disciples avant de mourir. Il sait que l’Esprit Saint prendra le relai après sa mort pour leur rappeler ce qu’il leur a dit et pour les « conduire vers la vérité toute entière » (Jn 16, 13). Il va jusqu’à dire : « il est bon pour vous que je parte ; car si je ne pars pas, l’Esprit Saint ne viendra pas vers vous » (Jn 16, 6).
C’est grâce à cette patience de Jésus et à sa confiance en l’Esprit que nous sommes sauvés finalement.
c) Dans la famille qu’est l’Eglise saurons-nous, comme Jésus, faire preuve de patience mutuelle ? Aimer les personnes gratuitement, respecter leur charisme, les accompagner avec patience tout au long de leur cheminement ne donne pas de résultat tout de suite. Saurons-nous attendre en faisant confiance à l’Esprit ? Accepterons-nous de souffrir pour ceux que le Père nous a donnés, pour les prêtres qui nous sont donnés, pour les fidèles qui nous sont confiés ? Saurons-nous attendre avec espérance comme le veilleur attend l’aurore ; attendre, avec obstination comme le semeur, pour découvrir un jour que le grain a germé dans le coin de bonne terre le plus inattendu. Dans une pièce de théâtre de T.S. Elliot, « Murder in the Cathedral », des femmes soutiennent l’évêque Thomas Becket au moment où il doit être exécuté par le roi parce qu’il a refusé de commettre l’injustice. Elles lui disent « For us there is only the waiting, the rest is none of our business ». Cette attente est un acte de foi, elle n’est pas passive ou désabusée. Elle est courageuse au contraire. Comme nous exhorte le psaume « J’en suis sûr, je verrai la bonté du Seigneur sur la terre des vivants. Attends le Seigneur, sois fort et garde courage, attends le Seigneur ! »
Faisons confiance à l’Esprit à qui Jésus a confié son Eglise. Cette Eglise passe par un moment difficile. Mais au beau milieu de ces difficultés, déjà l’Esprit suscite une grande soif spirituelle chez tant et tant de parents qui s’étaient éloignés mais qui aujourd’hui même se mettent en route sur un chemin de foi ; il suscite aussi beaucoup de générosité chez les fidèles laïcs qui participent de plus en plus à la mission, et qui collaborent sincèrement avec les prêtres ; il fait jaillir une plus grande solidarité entre prêtres et suscite chez plusieurs d’entre eux une belle créativité pastorale. Je sens qu’il y a dans notre Eglise un réel désir d’être fidèle à la mission, même si nos moyens sont plus limités et qu’il nous faudra faire autrement. Attendre c’est aussi être attentif à tous ces signes de l’Esprit qui sont là au milieu de nous, et qui nous encouragent.
Conclusion
A un moment donné, au cours du dernier repas, Pierre refuse que Jésus lui lave les pieds. Dans un premier temps, Jésus est patient. Mais quand Pierre persiste dans son refus, Jésus devient plus énergique et lui dit « si je ne te lave pas les pieds tu n’as pas de part avec moi ». C’est comme s’il lui disait « laisse toi aimer ».
Cet appel résonne pour nous aujourd’hui au moment où nous allons renouveler notre engagement sacerdotal. Laissons-nous aimer par Jésus ; laissons-le nous laver les pieds. Nous avons tous besoin d’être guéris, purifiés par Jésus. Demandons-lui de nous « rendre la joie d’être sauvés ». Si nous le laissons faire, alors, comme disait le Cardinal Margéot, nous les prêtres, « pourrons aimer notre peuple et nous laisser aimer par lui », et vous les fidèles laïcs, les religieux/ses, vous pourrez aimer vos prêtres et vous laisser aimer par eux.
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